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Reperages, Flesh

2006-03-28

Reperages, Flesh

A Fleur de chair, « Quand Mohammed fut âgé de trente-cinq ans, les Qoraïschites démolirent le temple de la Ka’ba, pour le reconstruire à nouveau. »

Chronique de Tabari

Comme ces cauchemars harmonieux qui vous poursuivent tout le jour, Flesh résiste à l’analyse rationnelle. Rêve énigmatique, difficile à « expliquer », ce film s’interprète comme un songe. C’est que le court métrage d’Edouard Salier fonctionne sur le mode d’un test de Rorschach. Comme des taches d’encres symétriques, les images deviennent un support de lectures, de fantasmes, d’opinions et de projections. Rarement un film aura autant mis en valeur les déformations et les aberrations des miroirs réelles symboliques et imaginaires de la représentation.

Dès le générique, l’œil, égaré entre horizontalité et verticalité, cherche à justifier le placage des corps sur l’architecture. On pense aux geishas de Blade Runner (Ridley Scott, 1982) qui précédaient de vingt ans les publicités monumentales des grands magasins d’aujourd’hui. Par moments Flesh semble une anticipation (Optimiste ? Pessimiste ? Réaliste ?) de la place que pourrait prendre l’image en mouvement dans l’espace public d’ici quelques années. De ce point de vue, le film évoque la simulation, la projection, l’hypothèse, trois domaines où l’ordinateur sert d’outil à l’architecte.

Puis, des réminiscences télévisuelles (jurons, cadres tremblés, points de vue emblématiques) font glisser le film vers le faux souvenir. Ces éléments de déjà-vu, de déjà-entendu, plongent la narration dans un présent immédiat : ces quelques secondes ont tout du simulacre. Mais le film dépasse assez vite ce premier ancrage. Aussitôt la seconde tour effondrée l’attentat du onze septembre se transforme en un nouveau Pearl Harbor. Puis, alors que les avions se multiplient comme les criquets (la huitième plaie d’Egypte)  pointent de profondes structures bibliques (Sodome et Gomorrhe, Babel) qui, coexistantes à l’actualité et à l’Histoire récente inscrivent la fiction plastique dans le mythique. Au terme de l’attaque, New York, ville réelle, mais aussi ville symbolique (la nouvelle Babylone) se métamorphose en une ville imaginaire, éternelle : la ville-phoenix.

La possibilité d’une ville

Ses apparitions sont fugaces mais le traitement qui lui est réservé – sensiblement différent du reste des constructions – en fait un objet privilégié du film : la statue de la liberté, symbole d’un autre siècle, vient injecter une nouvelle problématique, celle de l’icône, dans la chair d’image de Flesh. Drapée dans sa toge, l’allégorie de Bartholdi/Eiffel  renvoie aux Bouddhas de Kandahar détruits par les talibans. Paradoxalement, elle est épargnée à la fois par les avions et par les projections. A l’écart du cataclysme (qui, dans sa perspective prend des allures de fête nationale) sa présence prolonge l’ambiguïté d’un film virtuellement iconoclaste : elle demeure dans le dernier acte, le seul véritable signe de la cité.

Le spectacle de la démolition trouve ses beautés à la limite de la physique. Le crash d’un avion brouille la retransmission diffusée à la surface de l’immeuble. Loin de provoquer des dégâts matériels réalistes les chocs entraînent des formes absurdes, semblable aux bugs d’un jeu vidéo. Les buildings se brisent en mille cristaux étincelants, littéralement comme des « tours de verre ». L’esthétique des destructions, fortement ralenties, rappelle la séquence des explosions de Zabriskie Point ( Michelangelo Antonioni, 1970) sur « Careful with that axe Eugene » des Pink Floyd. Les accords planants de Doctor L. renforcent le principe d’irréalité d’un film halluciné, proche d’un (mauvais) trip.

Sous l’épiderme pornographique, Flesh questionne plus insidieusement notre rapport à l’image. Le spectateur maniaque de la télécommande collectera quelques indices subliminaux : Conan-Schwarzenegger et Rocky-Stalone, Michael Jackson, Le Christ de La Passion de Mel Gibson, les photos d’Abou Ghraib, Monica Lewinski, « la petite vietnamienne nue», Charles Manson, Kurt Cobain un fusil dans la bouche, Georges W. Bush, un derrick, le Ku Klux Klan… Cette chair d’image, ce spectacle, d’abord enfoui à l’intérieur du Chrysler building contamine le film par le rythme avec la destruction du musée Guggenheim. Flesh devient dès lors un film réflexif, autocritique par flashes. La beauté de l’apocalypse peinte par Salier boucle avec le Guernica de Picasso : l’histoire de l’art est aussi une histoire de la guerre ; il existe une esthétique de la destruction. Dans un dernier tableau d’apothéose, les forces antagonistes sont pratiquement réduites à des abstractions, à des concepts, à des idées. Dans ce dernier mouvement grandiloquent, toujours sous le regard de la statue de la liberté, la lutte entre l’iconoclastie et la représentation se perpétue dans un rapport dialectique. Une nécessité s’établit entre les deux forces : il faut avoir construit pour détruire, il faut avoir détruit pour ériger.

Selon Tabari, avant que Mohammed ne reçu sa mission prophétique, il fut témoin de la destruction et de la reconstruction du temple de la Ka’ba qui n’avait été touché depuis le temps d’Abraham. Une fois les soubassements reconstruits, Mohammed fut choisi pour remettre la pierre noire à l’endroit où elle avait été placée auparavant…

Depuis leur effondrement, les Twin Towers ont accédé à un statut bien particulier au cinéma. Leurs réapparitions grâce aux trucages numériques à la fin de Gangs of New York (Martin Scorsese, 2002) ou Munich (Steven Spielberg, 2005) confèrent à ces bâtiments une aura fantomatique que leur gémellité accentue. En trente ans d’érection un consensus s’était établit sur la base de leur laideur. C’est donc bien leur destruction qui devrait, au fil du temps, faire accéder les Tours Jumelles au rang de merveille comparable aux jardins suspendus de Babylone ou au Colosse de Rhodes. Un processus de mythification parfaitement décrit par Flesh, film-fantasme au final étonnement lucide sur les mythologies (classiques et modernes) de nos civilisations monothéistes.

Thomas Schmitt